Didier Agid · LETTRE OUVERTE A PHILIPPE VAL · retour page guide
  Dans « Les Inrockuptibles » du 7 mars 2000, Philippe Val avait écrit :

Brassens, c'est le chanteur intelligent. On a l'impression de s'élever un peu en l'écoutant. A 13 ou 14 ans, j'allais le voir au TNP en cachette de mes parents, j'étais au premier rang. Il était encore un peu sulfureux à cette époque. Après, il s'est mis à plaire à tout le monde - ses dernières chansons sont d'ailleurs beaucoup plus conformistes. Il est devenu un peu gaulois et les Français aiment çà. A mon sens, il a fait une chanson de trop : Les Deux Oncles. Ils y renvoyaient dos à dos les collabos et les résistants. C'est typique de ces années 1960-1970 où la mémoire des Français est anesthésiée. On est restés à cette fameuse phrase de De Gaulle : "Paris libéré par son peuple..." C'est sur ce mensonge qu'on a bâti la réconciliation nationale. Il a fallu que Robert Paxton publie La France de Vichy, il a fallu que  Le Chagrin et La Pitié soit projeté pour qu'enfin une conscience collective nous interdise de renvoyer dos à dos les résistants et les collaborateurs. La philosophie du "un partout", ça ne marche pas. Après les procès Papon et Barbie, une chanson comme Les deux oncles est forcément insupportable. Je dirais que c'est presque  pour s'excuser des Deux Oncles qu'il a écrit Mourir pour des idées, où il remet ça mais de façon plus douce -il a senti qu'il avait fait une connerie. Evidemment, il vaut mieux vivre que mourir pour des idées. Mais un individu, même s'il n'est pas un combattant, parce qu'il a du désir, parce qu'il fait valoir une liberté, pour peu qu'il ait une éthique, exerce toujours une résistance. Les deux oncles revient à rétendre que le débat démocratique, c'est donner cinq minutes aux Juifs et cinq minutes aux nazis. C'est pas possible ! D'abord, on se débarrasse des nazis, ensuite on discute. La démocratie commence quand il n'y a plus de nazis. Brassens, politiquement, c'est profondément la droite, même s'il y a  de l'humanisme chez lui qui n'est pas de droite. C'est comme Marcel Aymé. Je dirais que dans certaines limites, les idées ne sont pas ce qu'il y a de plus important en littérature. En littérature, ce qui est le plus important, c'est la littérature. Bien sûr, c'est mieux quand les idées sont bonnes. On peut aimer Brave Margot, aimer ce style, cette tendresse, aimer l'Auvergnat, Celui qui a mal tourné ou une merveille comme l'Orage, pour moi sa plus belle chanson, et rejeter Les deux Oncles.

 

 
A Philippe Val:

Monsieur le Censeur, bonjour !

Il m’a été donné de lire des dizaines de bios de Brassens : rendons grâce à votre petit résumé, jamais aucune d’aussi débile. Elle parle de quoi, cette chanson « de trop » ? Après « La Guerre de 14-18 », surtout des Anglais et des Allemands (oui Mon Colon, une guerre, c’est toujours une guerre, et c’est toujours et encore « abominations » et « désolations »).  Pour le reste, Pétain a les « étoiles ternies », et le mot « collaboration » n’est pas mis en face de « résistance », mais d’ « épuration », nuance d’importance. Epargnez-nous vos lourdeurs sur les climats politiques dont Brassens se foutait comme de sa première moustache (comme s’il avait attendu Paxton et Le Chagrin et la Pitié pour connaître ce qu’il a vécu !). Brassens était non-violent, anar et pacifiste, c’est clair, non ? Loin de renier sa chanson, il a déclaré à l’Express « … les tontons sont un reflet profond de ce que je suis et de ce que sont, vraiment, toutes mes chansons . C’est une chanson d’amour et de tolérance. » Il pensait tout simplement qu’il vaut mieux transformer un ennemi en ami que le mettre en joue. C’est ça qui suinte de tout Brassens, pas les gros mots et le soufre pour le soufre (« Certains se son arrêtés aux gros mots » Joël Favreau 1987). Pas de renvoyer dos à dos les bons et les méchants. L’anarchisme et le pacifisme de Brassens ne l’ont jamais conduit au renoncement, sa fuite du STO suffirait à le montrer (pas mal de donneurs de leçons d’après guerre n’en ont même pas fait autant, ne citons pas de noms par charité). Comme bien de ceux à qui la réflexion fait parfois défaut, vous ressortez, totalement hors de propos, cette belle image d’Ivan Levaï (sans le citer, merci pour lui) sur la démocratie qui ne consiste pas à donner « cinq minutes aux Juifs et cinq aux nazis ». Où Brassens donne-t-il parole aux résistants et aux collabos ? Brassens « profondément la droite » ? Il n’y en a qu’un que ça ne fasse pas rire : le récupérateur Le Pen. Vous avez eu tous les deux la même lecture de la chanson, en sens inverse, soit  (votre conception de la droite est très exactement celle de Staline), mais bravo pour l’exploit! Dans votre poubelle à chanteurs « de droite » n’oubliez pas non plus Vian et Mouloudji (pour désertion), Gainsbourg (quand on lui parlait du problème juif, il répondait 
« on va quand même pas refaire la guerre de 40 ! »), Brel (qui osa se moquer de ceux qui criaient 
« Paix au Vietnam ! »). Ayatollesque ! Quant à la littérature, je vais vous faire gagner du temps : laissez tomber. Après toutes ces années, vous n’avez pas encore atteint le niveau d’une mauvaise copie de bac français.  Oui, il faut éliminer les nazis (avez-vous remarqué, il en reste encore !), non le nazisme ne sera éliminé que par un nettoyage en profondeur, à l’intérieur de chacun. Brassens fut toute sa vie un résistant actif contre tout ce qui, à l’extrême, fait le nazi, y compris ses propres conneries (« La seule révolution possible, c’est de s’améliorer soi-même en espérant que les autres fassent la même démarche» G.B). Ce que vous ne supportez évidemment pas, forcément pas, puisque vous remettez ça 35 ans après. On ne vous oblige pas à aimer Brassens (c’est visiblement trop fort pour vous), mais parmi toutes les chansons de Tonton Georges, vous  avez fait le mauvais choix. Celle que vous devriez préférer, c’est « Le temps ne fait rien à l’affaire ». Allez, soyons pas trop méchants : « Corne d’Aurochs » suffira. 

 
  

Didier Agid


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